L'HISTOIRE

 

 

 

Hiver 1914-1915

A la suite de chutes de neige très abondantes sur tout le massif vosgien pendant des mois, il est impossible de ravitailler les premières lignes installées sur les crêtes. On tente de transporter le matériel en camions mais les routes et les chemins sont rendus impraticables par des congères de plusieurs mètres de hauteur. Puis c'est le tour des chevaux et des mulets : là encore, c'est un échec. Il faut se résoudre à acheminer les munitions et le ravitaillement à dos d'homme en mobilisant des centaines de soldats. Mais c’est en pure perte : ce que les soldats transportent suffit tout juste à leur propre survie. Ils s'enfoncent dans la neige molle sans même pourvoir rejoindre leurs positions sur les sommets.

 

A Paris, au Ministère de la Guerre, on a compris que le conflit ne sera pas aussi bref que prévu. Plus encore, les experts estiment qu’il va durer jusqu'à la victoire militaire totale de l'un des deux camps. Et la rigueur surprenante de l’hiver 14-15 a bousculé les plans. Sur tout le front de l’est, les conditions climatiques ont causé de lourdes pertes. L'état-major dispose seulement de quelques mois avant l’hiver 1915-1916 pour éviter que ce désastre ne se reproduise.

 

En juin 1915, deux officiers demandent à être reçus par le commandement de l'Armée des Vosges; Il s’agit du capitaine Louis Moufflet et du lieutenant René Haas. Ils suggèrent de s’inspirer des pratiques de l'Alaska où ils vivaient avant le début des hostilités et d’utiliser des traîneaux à chiens. Il existe en France des chiens de « trait » ou de « bât » mais l’activité de traîneau est alors inconnue.

 

L’état major, tout à son prestige et ses traditions, juge la solution « Haas et Moufflet » d’autant plus irrespectueuse qu’elle suggère que la Cavalerie, arme d’élite de l’armée française dont l’échec est avéré dans les Vosges, serait inférieure à un bataillon de chiens !

 

Patients et déterminés, les deux officiers sont venus avec des documents et des photos. Ils racontent leurs propres expériences de déplacements, là-bas à la frontière de l'Arctique. L’expérience des esquimaux, celle des chercheurs d’or du Klondike et bien sûr, des attelages postiers qui sillonnent le grand nord, sur des milliers de kilomètres dans la tourmente, et que rien n’arrête. Rien, pas même les tempêtes.

 

 

Le soutien du Général de Maud’Huy, qui commande la 7eme Armée, va permettre qu’au mois de juillet 1915, le capitaine Moufflet et le lieutenant Haas reçoivent l'ordre, classé secret, du Ministre de la Guerre, de s’embarquer pour l’Amérique du Nord avec pour mission d’acheter plus de quatre cents chiens, des traîneaux et des harnachements, ainsi que des provisions de nourriture spéciale pour ces animaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dès la réception de l’ordre, René Haas fait câbler un message à Nome, au bord de la mer de Béring, au plus célèbre des conducteurs de traîneaux à chiens d’Alaska, le musher Scotty Allan, l’homme qui inspira Jack London, pour lui demander son soutien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps presse car ils n'ont que 120 jours, avant le prochain hiver, pour réussir l'impossible!

 

 

A cette date, le 7 août 1915, les États-Unis ne sont pas encore en guerre, ils ne le seront qu’en avril 1917. L'Amérique de Wilson (Président depuis 1913) a choisi la neutralité et fournit les belligérants, l’Allemagne comme la France. Il faut 15 jours de vapeur pour joindre les deux continents.

 

A New York, Moufflet n'obtient que 18.333$. Avec la guerre, le cours du change s'envole. Mais il y a pire. Impossible de trouver un bateau pour le retour depuis les États-Unis. Sans perdre plus de temps le capitaine Moufflet modifie ses plans. Direction : le Canada. Tandis qu'il part pour Québec, René Haas prend la route de Nome à la recherche de chiens de tête.

 

A des milliers de kilomètres plus à l’ouest, Scotty a déjà commencé la tournée des villages esquimaux dans la plus grande discrétion, laissant croire qu’il recherche de nouveaux chiens pour son chenil. Si les Inuit avaient su que Scotty achetait pour le compte du gouvernement Français, les prix auraient immédiatement flambés. L’arrivée de traîneaux tout neufs qu'il a fait construire en noyer, pour leur solidité par des esquimaux consciencieux, le stockage de plusieurs tonnes de saumon séché, des centaines de harnais, de lignes et de cordes intriguent la population.


A Québec, le capitaine Moufflet trouve auprès de autorités un allié non négligeable et avec le Consulat une aide précieuse grâce aux français expatriés et notamment au sénateur Meunier, le propriétaire de la fameuse chocolaterie. Il se lance, alors, dans la prospection du Québec et du Labrador, parcours des centaines de kilomètres, à cheval ou en canoë, achète des chiens aux indiens comme aux trappeurs. Les prix sont intéressants. Avant l'arrivée de Haas et Scotty, le capitaine Moufflet a réuni plus de 350 chiens de la Belle province et du Labrador, fait fabriquer des harnais et des traîneaux. Lui aussi a du lutter contre les espions allemands, mais également contre les profiteurs en tous genres qui s’engraissent sur la guerre.

 


Quand le lieutenant Haas débarque du vapeur Senator à Nome, une centaine de chiens et tout le matériel sont prêts à partir. L’embarquement des chiens donne lieu à un véritable spectacle maintenant que toute la ville sait qu’ils partent pour la guerre en Europe. Les rues sont pavoisées aux couleurs de l’Amérique et de la France, et les écoles sont fermées pour l’occasion. Le Cardinal Rowe est même là pour bénir ce premier  corps expéditionnaire américain. Car pour la population, c’est un peu d’eux-mêmes qui partent au combat. Le chien de tête de cette immense procession, Spot, appartient à George, le fils de Scotty, et il entraîne fièrement les chiens qui avancent par paires reliées à un trait d’une longueur exceptionnelle, tandis que la fanfare joue alternativement « La Bannière étoilée » et « La Marseillaise ».

 

Une dizaine de jours plus tard, tout ce petit monde débarque à Seattle, la ville pullule d'espions le groupe choisit de foncer immédiatement sur Vancouver et de poursuivre, sous la protection de l'armée canadienne, jusqu’à la ville de Québec. Un périple de plus de cinq mille kilomètres à travers le grand Nord. Installés dans plusieurs wagons Pullman spécialement aménagés.

Le convoi bénéficie de nombreux arrêts exceptionnels pour préserver les chiens. Un détachement de soldats assure leur sécurité à chaque halte, car les espions allemands sont près à tout pour anéantir la mission. Haas et Scotty déjouent plusieurs tentatives d’empoisonnements des chiens et d’assassinats sur leur personne.  Normalement, ils doivent voyager dans le plus grand secret mais avec une telle troupe, impossible de passer inaperçu. A Montréal, la mission s’étale à la Une des journaux, avec une pseudo interview du célèbre musher. Dans la gare, les colporteurs annoncent « Tout sur Scotty Allan et ses loups d’Alaska qui partent dévorer les Allemands ! »


Arrivé à Québec, les chiens sont gardés dans des bâtiments contigus à un champ d’essai de l’armée Canadienne. Toute la journée, ce n’est qu’explosions, tirs et canonnades. Un baptême du feu auquel les chiens répondent par des hurlements que seule la voix du musher parvient à faire taire peu à peu.

 

Pendant ce temps, le capitaine Moufflet cherche un vapeur pour traverser l’Atlantique. Mais en vain. Les armateurs ne veulent plus risquer leurs navires dans des eaux où les sous-marins allemands envoient par le fond tout ce qui flotte. Les cargos et même pire : les navires de passagers ! De ce côté de l’Atlantique, on a en mémoire le drame du paquebot britannique Lusitania. En provenance de New York, il a sombré le 7 mai 1915 près des côtes irlandaises, torpillé par le sous-marin allemand U-20. Sur 1959 passagers, 1198 sont morts dont 128 américains.

 

C’est finalement un vapeur de 4200 tonnes, Le Pomeranien, de la Allan Steamship Line Company, sauvé de la démolition pour cause de guerre, qui accepte ce fret jugé dangereux.

Tandis que Moufflet retourne à New York s'embarquer pour la France afin de préparer l'accueil de la meute et sélectionner les soldats qui deviendront les premiers mushers. Scotty et Haas se heurtent au capitaine et à l'équipage du Pomeranien. Pour les marins, les chiens représentent le risque majeur d’aboyer et de donner l’alerte aux sous-marins. En inspectant les cales insalubres, Scotty Allan fulmine : le manque d’air, l’humidité, les vapeurs des machines, les chiens n’y survivront pas. Il faut les installer sur le pont.

« Ces animaux doivent être installés dans la cale, sous les ponts pour que les sous-marins n’entendent pas les aboiements », proclame sur un ton vif Sandy Mac Donald, le commandant du Pomeranien. Déjà peu enclin à la mission, il est catégorique : il ne tient à pas risquer sa peau pour quelques clébards malades. Le ton monte.

  «Impossible ! » Rétorque Scotty Allan à son compatriote, ils ont besoin d’air, au fond ils seront malades.

_Trop bruyants, trop dangereux, poursuit l'Écossais qui a déjà réalisé une trentaine de traversées depuis le début du conflit.

 _Mes chiens ne hurlent pas, poursuit Scotty excédé, venez passer la nuit avec eux et si vous entendez le moindre cri, j’accepterai vos conditions.

Les chiens, parqués dans le hangar sont dans un état de surexcitation. Pourtant, lorsque Scotty Allan prononce quelques mots, les têtes de meute sont ramenées au silence et montrent des signes de reconnaissance. Peu à peu, tous les chiens vont ainsi cesser de hurler et l’incrédule commandant racontera que Scotty Allan parle aux chiens. Tard dans la nuit, des heures de silence après, les chiens n’ont pas bronché et le vieux marin abdique : Les chiens seront admis sur le pont. Et Scotty Allan a droit à des excuses.

 Aussitôt, les chiens furent répartis dans des caisses à claire-voie, placées dos à dos et solidement enchaînées au pont. Ils pouvaient sortir dans la journée, retenus par une laisse. Le Pomeranien est le dernier bâtiment à quitter Québec avant le blocage du fleuve par la glace. Il descend le fleuve Saint-Laurent avant de se lancer dans la traversée de l’Atlantique Nord, infecté de sous-marins Allemands. C’est un vieux bateau rouillé surchargé, sa ligne de flottaison plonge de trente centimètres sous le niveau de la mer.

 

Une fois dans la zone de guerre, chaque nuit, Scotty est sur le pont avec la meute. Il réussi le miracle d’imposer le silence pendant toute la traversée. De nombreuses fois le bâtiment croise de légères lueurs à l’horizon déclenchant l’alerte d’embarquement dans les canots de sauvetage. Une nuit de tempête, la violence des éléments brise plusieurs caisses et en détache une bonne partie. Le navire, peu manœuvrable embarque des paquets d’eau. Tous les matelots lutent pour éviter qu’elles ne passent par-dessus bord. Au petit matin, les chiens de l’arctique sont trempés jusqu’aux os, apeurés et blottis aux fonds des caisses. Durant la traversée, le musher accroche à chaque collier, une plaque avec le nom de chaque chien, son numéro d’équipage et sa place dans l’attelage. Il marque également, les harnais, les traîneaux et les traits ; de cette manière, il éviterait la pagaille face à l’inexpérience des soldats français. 

 Après une quinzaine de jours de navigation en zigzag, le bateau est escorté par des chalutiers chasseurs de mines jusqu’en rade du Havre le 5 décembre. Il s’amarre, sur le même quai où débarquera, deux ans plus tard le corps expéditionnaire américain.

 

 En un tour de main, le bateau est vidé par six grues, puis la meute prend ses nouveaux quartiers dans d’anciens abattoirs. Une centaine de chasseurs alpins, les fameux « Diables bleus », est mis à leur disposition pour former les premières Sections d’équipage de chiens d’Alaska. Scotty s’interroge toujours sur ces hommes, car le souvenir qu’il a conservé des Français pendant la ruée vers l’or ne plaide pas en leur faveur. Sur la piste, ils étaient souvent agités, bavards, jamais pressés de travailler et pas très doués avec les chiens qui ne les respectaient pas vraiment.

Mais ces hommes-là sont calmes et attentifs, tous ont vécu l’enfer du front et comprennent l’importance de leur mission. Pendant toute l’instruction, le lieutenant Haas sert d’interprète. Soixante équipages, formés chacun d’un traîneau et de sept à neuf chiens, passent plusieurs semaines à s’entraîner. Ils apprennent à mettre les harnais aux chiens sans en avoir peur, puis les places respectives de chaque animal dans l’attelage. Scotty leur explique le rôle de chacun, du chien de tête, des pointeurs droit et gauche et des autres membres de l’équipage.


Scotty Allan n'est pas autorisé à suivre les sections en première ligne. Les adieux de l'homme à ses chiens sont déchirants.  Transporté en train dans les Vosges à quelques kilomètres des combats

 

 

Les missions des deux Sections d'Équipage de Chiens d’Alaska vont s’intensifier progressivement : Ravitaillement des batteries isolées, remise en état de lignes téléphoniques, évacuation des blessés, parfois au milieu de tempêtes, appui logistique pour les coups de main en équipant les traîneaux de mitrailleuses, etc. Grâce à la rapidité et au déplacement silencieux des chiens et des traîneaux sur la neige, les SECA et les troupes alpines vont permettre de tenir ou reprendre tous les sommets des Vosges durant la Première Guerre Mondiale.

 

Plusieurs chiens furent décorés de la Croix de guerre. Près de la moitié des effectifs canins périrent sous le feu de l’ennemi. Tous eurent droits aux honneurs de la presse française et américaine qui ne manquaient jamais de faire état de leurs exploits. A la fin de la guerre, les Chasseurs Alpins gardèrent leurs chiens avec lesquels ils s’étaient liés d’affection.

Une légende était née…

 

 

 

 

Actualité 1914-1918: Première SECA, ferme du Tanet au col de la Schlucht

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